L'intelligence collective en médecine

17 février 2020 - 8 minutes de lecture

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Comment définir l'intelligence collective ?

L’expérience de Sir Francis Galton en 1906 sur l'estimation correcte du poids d'un bœuf abattu et débité dans une foire anglaise [1] nous apprend qu’un groupe est souvent plus intelligent que ses membres les plus intelligents. Pour rappel, la médiane des 787 estimations de ce poids était à une livre (453 g) près le poids réel du bœuf (1198 livres).

D‘abord individuelle, l’intelligence peut caractériser une communauté quand elle résout des problèmes et amène la communauté vers un but commun. On la dit alors collaborative ou collective mais ces deux mots ne sont pas synonymes. C’est depuis l’avènement d’internet que l’on parle d’intelligence collective, théorisée pour la première fois en 1994 par le philosophe français Pierre Levy, spécialiste des réseaux numériques [2]. Le terme d’intelligence collaborative est introduit semble-t-il cinq ans plus tard. Le crowdsourcing ou production participative en est un exemple. On doit distinguer le caractère non anonyme (et additif) des systèmes collaboratifs de résolution de problèmes et anonyme (et synergique) des individus d’une collectivité. Ces derniers n'ont pas conscience de la totalité des éléments pertinents les reliant les uns aux autres et ils n’ont pas forcément une connaissance précise des objectifs de la communauté.

L’intelligence collective peut aider aux prises de décisions et c’est un aspect extrêmement valorisant pour la communauté. Pour cela, des règles mathématiques doivent être éditées (avec selon les cas, transformation ou pondération des données et réponses individuelles et vote à la majorité, au quota ou encore au quota pondéré par exemple). Les singularités ne doivent pas disparaître mais au contraire être mises en avant (notion de dispersion, écart-type). Le processus doit être transparent, chaque membre du réseau doit se retrouver dans les conclusions. La diversité et l’indépendance des individus et de leurs avis et la transparence des conclusions données sont les clés du succès d’une intelligence collective.

Les limites de l’intelligence collective sont dès lors évidentes (i) si le groupe est trop homogène, pas assez diversifié, (ii) si les individus sont « timides » ou (iii) trop sensibles à l'opinion des autres et soit ne répondent pas, n’osent pas, soit commencent à se limiter ou à se conformer à l’avis général ou l’avis d’un élément charismatique du groupe plutôt que de penser différemment par eux-mêmes. Le partage des expériences et des pratiques doit faire émerger une conscience commune et pas une communauté de suiveurs.

L'intelligence collective appliquée à la médecine

Les domaines d’exploitation de l’intelligence collective sont multiples et la santé peut en bénéficier. Dans ces domaines, l’appui des outils d’analyse et de fouille automatique par intelligence artificielle est crucial dès lors que les données deviennent massives.

Si les choses ont commencé en recherche [3], les avancées sont plus timides en médecine clinique, peut-être du fait de la pratique principalement individuelle de l’exercice de la médecine et du fait que la responsabilité d’un médecin ne peut qu’être personnelle et non pas collective.

Les forums d’échanges ne sont pas une bonne solution ici, les médecins sont débordés et se connecter à un moment libre de leurs journées est compliqué, lassant et peu gratifiant.

La plateforme Human Dx, développée en 2014 à des fins uniquement pédagogique est un exemple d’intelligence collective appliquée à la médecine. Elle vise à réduire l’erreur médicale en entrainant une communauté de médecins sur des cas réels passés. Elle a récemment démontré qu’un groupe (de 2 à 9 docteurs) est plus performant que ses membres les plus intelligents dans la prise en charge de douleurs abdominales ou de fièvres [4], ce qui avait déjà été démontré dans une étude impliquant plus de 140 médecins et 20000 cas mesurant la précision diagnostique de la lecture de mammographies et de photos de lésions cutanées [5] et dans une autre série de 182 mammographies analysées par 101 radiologues (réunis en groupes de 1 à 15), montrant au passage que l’amélioration de la précision diagnostique augmente avec le nombre de radiologues mais pas au-delà de 9 [6].

La plateforme AdviceMedica fournit depuis janvier 2018 une solution de communication asynchrone en réseaux permettant à des médecins d’échanger sur les cas complexes qu’ils rencontrent. Les utilisateurs d’AdviceMedica reçoivent tous les matins un email, sous forme d’une newsletter correspondant aux réseaux d’intérêt qu’ils ont pré-choisis. Ils y lisent les cas difficiles reçus la veille. Les médecins qui ont déjà rencontré un cas similaire répondent s’ils le souhaitent et les différentes réponses sont envoyées chaque matin au fur et à mesure qu’elles arrivent. AdviceMedica laisse la décision finale au médecin qui a posé la question initiale. Il n’y a pas de modération ni d’arbitrage des solutions proposées. AdviceMedica est une communauté intelligente et bienveillante. Les cas résolus sont stockés et se ressemblent parfois. La recherche de similarités par fouille profonde de données (data mining) et une aide à la décision (clinical decision support system) peuvent donc être techniquement automatisés à l’avenir grâce aux outils de l’intelligence artificielle.

La multitude des avis en médecine permet d’améliorer la qualité et la sécurité des prises en charge (précision diagnostique améliorée, proposition de stratégies adaptées), de fluidifier le parcours patient et d’accélérer les prises de décision.

L’intelligence collective en général [7] et AdviceMedica en particulier participeront sans aucun doute à la lutte contre les retards et errances diagnostiques, les mauvaises stratégies thérapeutiques et donc l’augmentation des coûts et des erreurs médicales.

L’intelligence collective nous projette dans la médecine 6P : personnalisée, préventive, prédictive, participative, pertinente et prenant en compte le parcours du patient.

  1. Galton F. « Vox Populi ». Nature 1907; 75: 450-1.
  2. Lévy P. L'Intelligence collective: Pour une anthropologie du cyberespace. 1994. Paris: La Découverte.
  3. Nguyen VT, Benchoufi M, Young B, Ghosn L, Ravaud P, Boutron I. A scoping review provided a framework for new ways of doing research through mobilizing collective intelligence. J Clin Epidemiol. 2019; 110: 1-11.
  4. Barnett ML, Boddupalli D, Nundy S, Bates DW. Comparative Accuracy of Diagnosis by Collective Intelligence of Multiple Physicians vs Individual Physicians. JAMA Netw Open. 2019; 2: e190096.
  5. Kurvers RH, Herzog SM, Hertwig R, Krause J, Carney PA, Bogart A, Argenziano G, Zalaudek I, Wolf M. Boosting medical diagnostics by pooling independent judgments. Proc Natl Acad Sci U S A. 2016; 113: 8777-82.
  6. Wolf M, Krause J, Carney PA, Bogart A, Kurvers RH. Collective Intelligence Meets Medical Decision-Making: The Collective Outperforms the Best Radiologist. PLoS One. 2015; 10: e0134269.
  7. Radcliffe K, Lyson HC, Barr-Walker J, Sarkar U. Collective intelligence in medical decision-making: a systematic scoping review. BMC Med Inform Decis Mak. 2019; 19: 158.

Vignette auteur

Pascal Demoly

Coordinateur scientifique pour AdviceMedica.
Docteur en médecine, professeur de pneumologie, allergologue et chef de département au CHU de Montpellier.